Le Luxe au défi du "Metaverse"

Le Luxe au défi du Metaverse, le monde virtuel fictif ...

Interview de Jean-Noël KAPFERER, professeur de marketing français reconnu comme un spécialiste de la communication. diplômé d'HEC Paris en 1970, d'un DES de Sciences Economiques en 1972, à l'université Paris Panthéon Sorbonne, et a un Ph.D de la Kellogg Graduate School of Management (Northwestern University, Co-auteur de “Luxe Oblige”

Longtemps critiquées pour avoir pris de façon frileuse le virage de l’internet, des réseaux sociaux et de l’ e-commerce, les marques de luxe semblent cette fois ci prendre les devants de la nouvelle révolution en cours qui devrait succéder à celle de l’internet mobile: celle du metaverse, liée à la blockchain, aux NFT, autant d’innovations qui sont désormais à l’agenda de tous les Comex du secteur.

R.M. : Pouvez-vous nous expliquer ce qu'est le metaverse ?

Ce mot fut créé en 1992 par Neal Stephenson, auteur de science fiction, renvoyant à un monde virtuel en 3D dans lequel chacun pouvait déambuler sous forme d’avatar et interagir avec d’autres personnes. Ce qui était un fantasme lointain a pris une toute autre tournure le 28 octobre 2021 lorsque Mark Zuckerberg annonça que le groupe facebook changeait de nom en devenant meta, investirait 10 milliards de dollars et recruterait 10000 geeks pour devenir l’acteur clé de cet univers parallèle virtuel immersif où les gens pourront se rencontrer, travailler, jouer mais aussi acheter et vendre, assister à des concerts virtuels, ..bref vivre une autre vie, ouverte jour et nuit. De tels univers virtuels ne sont pas nouveaux: ils existent déjà mais de façon non organisée, non centralisée : pensons aux jeux pionniers tels que Second Life ( dont le nom est un programme à lui seul) et aujourd’hui les géants Roblox, Sandbox, Fortnite, et autres mega jeux immersifs qui attirent près de trois milliards d’adeptes dans le monde entier, de toutes les tranches d’âge . On entre dans ces univers parallèles via des consoles, des ordinateurs, tablettes, mobiles mais aussi via les lunettes de réalité virtuelle et augmentée ( comme Oculus de facebook à 299 $).

R.M. : S'agit-il d'une nouvelle source de revenus ?

Par leur taille, l’engagement immersif qu’ils créent à grande échelle, ces univers parallèles ont vite été un terrain de collaboration avec les marques. En effet chacun doit se soucier de l’image qu’il donne de son avatar, comme on le fait dans le monde physique. Mais il s’agit ici d’acheter des accessoires ou bien plus dans le monde digital. Après Nike et Adidas, très sollicités, des marques de luxe ont voulu être présentes et signer ainsi leur leadership créatif, leur caractère innovant, disruptif. En même temps elles testent le modèle économique potentiel de cette nouvelle source de revenus issus de produits et expériences digitales qui ne coûtent pas très cher à produire, comparés aux coûts fixes de lancement d’une nouvelle gamme physique dans le monde réel. Moncler a lancé ainsi une gamme d’accessoires sur Fortnite vendus 800 V-bucks ( soit l’équivalent de 8$). Balenciaga a été aussi une des premières marques vendues sur Fortnite. Gucci propose des éditions limitées sur Roblox, ce qui crée en plus un second marché de la revente dont la valeur croît avec le temps. Sur Sandbox on peut acheter des lots de condominium de luxe, des parts de villas de rêve. A ce jour les ventes ont dépassé les centaines de millions $. Quelques grandes entreprises y ont acheté un lot pour y placer leur siège social virtuel et entretenir l’engagement des communautés et employés. Plus récemment un Super yacht virtuel métaflower a établi un nouveau record: vendu pour 650000 $ , soit 149 ethereum-la cryptomnnaie- . C’est à ce jour l’actif NFT ( non fungible token ou jeton non fongible) le plus cher vendu sur la plateforme Sandbox, plateforme de jeu adossée à la blockchain. Au delà du monde des jeux, Louis Vuitton, dont le fond de marque est l’âme du voyage, pourrait lancer une gamme de voyages de luxe en réalité virtuelle, accessibles par chacun depuis son canapé. Quant aux NFT ils permettent d’accéder à une forme de propriété nouvelle: Ainsi un propriétaire de la fameuse Patek Philippe Nautilus 5711:1A-010, qui n’est plus fabriquée , l’a vendue en oeuvre digitale divisée en propriété fractionnée de 100$, le tout atteignant 100.000$.

R.M. : Pourquoi cette accélération de l’intérêt des marques de luxe pour le metaverse ?

En premier lieu cela est dû à la Covid 19. La pandémie a montré les limites du monde réel et changé l’ordre de ce monde, elle a créé une nouvelle vie: à distance! Où s’habiller bien en période de confinement , lorsque l’on ne peut sortir de chez soi ? Dans un monde parallèle où l’on a une autre vie sociale donc où son avatar doit être le plus attractif. La seconde raison est le progrès technologique: la blockchain révolutionne la notion de propriété qui désormais s’étend à des actifs purement digitaux, d’où l’intérêt porté par les nouveaux artistes aux NFT. Beeple a établi un record en vendant aux enchères chez Christies une oeuvre digitale 69 millions d’euros. Or si l’oeuvre d’art digitale est unique, le luxe n’en est guère différent lorsqu’il se vend en séries limitées immatérielles, à un prix qui peut parfois dépasser celui du produit matériel. Ainsi une version digitale du sac Dionysus de Gucci créée pour la plateforme Roblox s’est vendue 4115 $, soit plus cher que le produit physique. La dernière raison de l’accélération du metaverse tient au fait que les nouvelles générations sont -bien plus que leurs aînées- predisposées à interagir ( socialiser) avec des inconnus sur les plateformes virtuelles. La frontière entre le virtuel et le réel leur est plus facile à franchir, sans états d’âme. Mais il y a une contrepartie. Le metaverse sera t-il le nouvel opium des masses pour paraphraser Marx? Les questionnements juridiques, éthiques et démocratiques ne font que poindre .