Une entrée dans l'univers de la justice et dans la psyché des juges ...
* Martine Sandor-Buthaud, psychologue, psychanalyste, membre de la SPP, professeure honoraire de l’Ecole des psychologues praticiens, directeur de session à l’Ecole Nationale de la Magistrature
Laurence Begon-Bordreuil, Magistrate, tour à tour juge d’application des peines, juge des enfants, coordonnatrice de formation à l’Ecole Nationale de la Magistrature. Elle exerce actuellement les fonctions de vice-présidente chargée des fonctions de juge d’instruction.
Martine de Maximy, magistrate honoraire, a exercé les fonctions de juge des enfants (pendant 22 ans), juge d’instruction et présidente de la cour d’assises. Actuellement psychologue-psychothérapeute. Elle intervient à l’Ecole Nationale de la Magistrature, en qualité notamment de directrice de session et de superviseure dans les Intervisions que les magistrats pratiquent
Que se passe-t-il dans la tête des juges ?
Le sujet est particulièrement d’actualité dans la mesure où aujourd’hui, la justice est évaluée avec un esprit critique et les juges scrutés, voir même parfois dénigrés.
Comment les juges prennent-ils des décisions et peut-on se reposer sur des modèles d’impartialité – ou au contraire leur nature humaine n’ouvre-t-elle pas la voie à une certaine sensibilité aux émotions, en quelque sorte la "part psychique" du travail de justice.
Realist-Magazine a voulu interroger les auteures de cette étude exhaustive, une psychanalyste et deux magistrates* qui vont nous faire pénétrer dans ce labyrinthe où l’équité côtoie les passions, les pressions et parfois même la violence. C’est passionnant, sincère et innovant.
Pourrait-on parler de « biais cognitifs » lorsqu’un « système de pensée » politique ou sociétal devient une machine à tirer des conclusions ?
Le terme biais cognitif renvoie à l’approche cognitiviste
La pratique judiciaire demande aux magistrats une impartialité qui suppose de se « défaire de ses préjugés » Le juge est un être humain. Il a des émotions, il a une subjectivité, il a une part psychique. Cette étude propose de considérer certaines des théories psychologiques et de regarder ce que ces théories permettent de comprendre sur la part psychique du magistrat dans sa pratique et sur comment il peut la traiter pour tendre vers son impartialité.
Si vous prenez cette interrogation du point de vue de l’approche cognitivo comportementale vous proposez au magistrat de considérer sa part personnelle en observant (sans jugement négatif sur lui-même) ses comportements et sa façon d’appréhender l’information, les biais dans ses processus de cognition qui introduisent des biais de jugement Il peut observer ce qui transparait dans son comportement ses gestes, sa voix, sa posture physique ses intonations… Il peut aussi observer ses réactions affectives et les idées et conceptions avec lesquelles il aborde les dossiers, son métier et lui-même. L’observation bienveillante est déjà un outil de changement. Elle permet d’adopter un point de vue plus objectif sur ses pensées et ses émotions, une prise de recul, une mise à distance
Dans la réalité quotidienne des juges, existe-t-il des protocoles pour gérer leurs émotions ?
Lorsque vous parlez de protocole et de gérer les émotions vous êtes à nouveau dans le champs de l’approche cognitivo comportementale Celle-ci est une des trois approches que nous abordons dans notre livre. Elle met en place des protocoles et des techniques de gestion des émotions. Les différentes formes de biais cognitifs sont enseignées aux magistrats dans la formation initiale pour les alerter. Le rapport aux émotions qui était classiquement préconisé dans la magistrature est que le magistrat ne devrait pas en avoir (ce qui n’est pas possible) ou qu’il doit les ignorer afin d’assurer son impartialité. Il est maintenant enseigné qu’il est normal d’en avoir et qu’il ne faut pas les ignorer mais les gérer. L’impartialité nécessite un travail sur sa subjectivité.
Une approche humaniste de la justice peut-elle s’exprimer dans ses rapports avec le justiciable ?
Le mot humaniste peut être compris de diverses manières. Il a été démontré que les jugements étaient mieux acceptés par les justiciables et que cela avait une incidence sur la récidive (moins de récidive) si le magistrat avait une « attitude » de « care », s’il se montrait on pourrait dire humain. Il ne s’agit pas seulement de le montrer mais de l’être à l’intérieur de soi.
Nous avons exploré la question de l’attitude du magistrat de différentes manières en insistant sur la notion d’attitude interne ou attitude psychique. Une posture à l’intérieur du magistrat que le justiciable perçoit : il peut être à l’intérieur dans une attention et respect, ou dans une posture hiératique froide ou encore…
Après avoir exploré ce que l’approche cognitivo comportementale permet de penser sur la part psychique du magistrat nous avons exploré ce que l’approche dite humaniste du psychisme apportait à la question et en particulier les idées de Carl Rogers. Celui-ci insiste sur l’importance de l’attitude interne du thérapeute et explore les différents ingrédients qui vont rendre cette attitude thérapeutique c’est à dire facilitatrice du travail thérapeutique Nous avons exploré de quelles façons ces différents ingrédients définis par Rogers pouvaient s’appliquer à l’attitude du magistrat dans la relation qu’il met en place avec les justiciables : la place de l’empathie, de l’acceptation, la congruence du magistrat( à savoir sa capacité de conscience et de prise en compte de ses émotions), la nécessité de voir l’autre et la place d’une certaine non directivité. La relation aux émotions préconisée dans la psychologie humaniste est de les reconnaitre, les accepter, de se laisser les vivre, d’entendre ce qu’elles ont à dire de soi, de la situation à juger et des justiciables. Elles ne sont pas qu’une gêne qui empêchent l’impartialité. Elles sont aussi un outil.
Narcissisme, culpabilité, développement libidinal et pulsionnel… un juge peut-il ne pas se sentir à la hauteur ?
Vous vous placez maintenant dans le champs de la psychanalyse. Un magistrat a la charge d’être littéralement en position de surmoi qui détermine les fautes des justiciables et des punitions à donner. Il est un représentant du surmoi collectif. La charge est lourde. Il a affaire à la projection sur lui des justiciables, au surmoi de sa profession et à son propre surmoi. L’image que le public a du magistrat est souvent celle d’un surmoi sévère sans humanité, d’un personnage ancré dans son pouvoir et la défense des nantis… Les magistrats que nous rencontrons dans les formations que nous donnons, les supervisions et les intervisions sont très engagés à assurer au mieux leur fonction : défendre le bien public, les libertés individuelles et les principes fondateurs d’une justice démocratique dont ils se savent les garants. Nous soutenons que pour assurer ses missions le magistrat doit intérioriser le sens de sa fonction ce qui nécessite un travail psychique
La tâche est lourde. Ils le sentent et le portent. On entend beaucoup la crainte qu’ils ont de ne pas être à la hauteur et le sentiment de culpabilité qui les habite. Nous en explorons les racines. Ils ont affaire à la violence, à la destructivité au quotidien. Comment interdire, tenter de réguler cette violence sans devenir soit même un agent de la violence
Pourrait-il y avoir une influence de l’inconscient du justiciable sur l’attitude des juges ?
La notion d’inconscient et la prise en compte de ses dynamiques caractérisent la psychanalyse. Nous avons étudié une partie de ces dynamiques et leurs manifestations dans la pratique judiciaire. Une des manière qu’a l’inconscient de se manifester est de passer par la projection ce dont Freud parle en termes de transfert. Ainsi le justiciable pourra-t-il voir le magistrat par exemple comme le père qu’il a eu et mettra en place une relation dans laquelle le magistrat sera poussé malgré lui à devenir comme ce père. Nous pointons tout au long de notre étude la dynamique interactive de projection et de contre projection qui se joue dans la relation judiciaire. Les magistrats parlent du jeu du chat et de la souris. Parfois le magistrat est vu comme le chat et peut être pris dans ce jeu, parfois il devient la souris. Les magistrats sentent (ils le disent) quand ils sont pris et font un travail (qui inclut un travail psychique) pour se déprendre et retrouver une position d’impartialité. L’impartialité demande qu’ils soient à équidistance des parties et hors de la mêlée, qu’ils soient dans une position de tiers, ce qui là aussi demande de porter en soi une telle position. Nous en avons exploré les ressorts psychologiques
Le transfert n’est pas qu’une gêne, un lieu d’emmêlement. Nous montrons comment il peut être aussi un outil au service de l’action de justice. Il est par exemple possible de donner à un justiciable qui n’a connu que l’arbitraire et la violence l’expérience d’une rencontre avec un magistrat qui fait œuvre de justice. Cela peut réinscrire dans un lien social. Rendre la justice ne se limite pas à punir.
Juger nécessite-t-il un retour critique sur soi et est-ce la pratique courante des juges ?
Ce retour critique sur soi est en effet une pratique essentielle des juges. Le juge travaille, interroge la situation à juger, se laisse travailler par le dossier, se demande quel texte est applicable, élabore son intime conviction. Nous montrons ce conciliabule intérieur du juge dans de nombreux exemples Nous proposons aux magistrats d’inclure dans leur conciliabule intérieur une attention à ce qui transparaît dans leurs comportements, une attention aussi à leurs réactions affectives, à leurs intuitions, aux images qui leurs viennent, aux idées qui leur traversent l’esprit
Nous pensions écrire ce livre pour les magistrats, pour les acteurs de justice, et tous ceux qui ont affaire à la justice dans leur profession. Nous nous sommes rendues compte qu’il permettait aussi à tout citoyen qui s’intéresse à la justice dans une démocratie de comprendre le travail qu’il implique et de saisir l’importance actuelle d’un soutien aux magistrats qui en sont les garants.
Photo du livre « Dans la tête des juges »
Martine Sandor-Buthaud, psychologue, psychanalyste, membre de la SPP, professeure honoraire de l’Ecole des psychologues praticiens, directeur de session à l’Ecole Nationale de la Magistrature
Laurence Begon-Bordreuil, Magistrate, tour à tour juge d’application des peines, juge des enfants, coordonnatrice de formation à l’Ecole Nationale de la Magistrature. Elle exerce actuellement les fonctions de vice-présidente chargée des fonctions de juge d’instruction.
Martine de Maximy, magistrate honoraire, a exercé les fonctions de juge des enfants (pendant 22 ans), juge d’instruction et présidente de la cour d’assises. Actuellement psychologue-psychothérapeute. Elle intervient à l’Ecole Nationale de la Magistrature, en qualité notamment de directrice de session et de superviseure dans les Intervisions que les magistrats pratiquent